Textes et critiques

Peinture et langage chez Hélène Legrand : une autre "double art-iculation"

A l'encontre de tous ceux qui "pensent" que son seul rôle est d'apporter une "gratification sensible", Claude Lévi-Strass répondait que l'Art "est aussi un guide, un moyen d'instruction, et je dirais presque d'apprentissage de la réalité ambiante".

Si les mots "guide", "instruction", "apprentissage", renvoient à une notion de "Sens", donc de "Fond" , c'est pourtant la Forme qui lui est "articulée" qui, ici, dans la peinture d'Hélène Legrand m'a fait penser au Structuralisme, et donc à la Linguistique.

En effet, c'est d'abord l'extrême qualité plastique de ses oeuvres qui attire l'oeil du "regardeur" (Duchamp), puisque cette artiste d'aujourd'hui s'est superbement réappropriée des techniques picturales d'autrefois, tels le marouflage des monotypes, les glacis successifs, la tempera grasse...Des techniques longues et compliquées, évidement plutôt oubliées dans notre époque de "Modernité" facile et réductrice, où l'on ressent bien ce qu'avait prévu Annah Arendt : une "usure de la tradition".

Avec maestria donc, Legrand représente ses "réalités ambiantes", mais de façon à "étreindre un morceau de monde sans tendre à sa possession effective", ainsi qu'elle aime à le dire. Et d'ajouter que la peinture est, pour elle, "une forme désirante du regard". Une affirmation qu'il faut bien "entendre", et qu'il faut replacer dans la pensée Deleuzienne, avec ses "machines désirantes" qui nous disent que "si le désir est producteur, il ne peut l'être qu'en réalité, et de réalité".

Mais, "en réalité", que peut faire un artiste face au quotidien du monde, sinon tenter (s'il est parmi les rares à être conscient de ses diverses "articulations" !...) d'en "désigner" (d'en "dessiner" donc, puisqu'au Siècle d'or, le mot "dessin" s'écrivait, et se pensait : "dessein") les "structures" ?

Ainsi, là encore, dans ces oeuvres, se dévoile une double articulation sémiotique : le "Synchronique"avec la multiplication d'images qui, souvent, s'emboîtent, se télescopent, se délitent ; le "Diachronique", avec les multiples couches de tempera et de glacis patiemment superposés, d'où la notion de Temps s'exfiltre à travers des palimpsestes plus ou moins lisibles.

Par delà la rugosité du support-toile laissé tel quel par endroits, et la douceur "réaliste" de morceaux de chair peints à d'autres, on comprend alors qu'il faut dépasser les apparences de la réalité pour aller plus "au fond" des choses. S'engouffrer au plus profond de cette "matière" picturale, comme semble d'ailleurs nous le demander la gueule grande ouverte d'un hippopotame, telle un gouffre du sens qui ouvrirait sur les questions fondamentales de l' "Etre" et de sa re-présentation : qu'est ce que "la Création" ? ; qu'est ce que "l'Art" ? ; d'où s' "Origine (le) monde", comme le demandait déjà Courbet avec son entre-jambes féminin largement ouvert (qui, comme par hasard, trônera ensuite - caché par un rideau - chez Lacan...), matérialisant ainsi la dualité linguistique de la racine "mater" qui donne indifféremment les mots "matière" et "maternité".

Métaphore aussi du chaos des "Origines" avec ces peintures et collages épais, abstraits, laissés tels quels à certains endroits des toiles, alors qu'à d'autres, ces formes inertes "donnent naissance" à des figures vivantes, qu'elles soient indifféremment animales ou humaines. Une in-différence dans ces créations car, en effet, lorsque la "Création" fut menacée par le Déluge, Noé ne sauva-t-il pas identiquement un couple de chaque espèce, qu'elle soit Humaine ou Animale ?

Il y aurait encore beaucoup à dire sur l'oeuvre étrange, complexe et fascinante d'Hélène Legrand ; par exemple approfondir ces articulations langage/images, référencer ses citations, analyse plus précisément ses symboliques... Mais on aura compris l'essentiel : ses tableaux ne sont pas seulement des "sujets d'apprentissage de réalité", ils sont aussi des objets apotropaïques contre la douleur du Temps qui passe, et pour la beauté de la Vie qui reste...

Francis PARENT
(critique d'Art membre de l'AICA)

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